dimanche 25 décembre 2011

Conte de Noël


Dix ans. Dix ans d’absence, dix ans d’exil, et me revoilà devant la maison de mon enfance.
Qu'est-ce que je suis venu faire là? Pourquoi ai-je accepté de venir?
 Cette année, ma mère, qui pendant longtemps s'est pas mal moquée de savoir ce que je devenais, s'est souvenue de mon existence pour les fêtes de fin d'année.
 Et voilà comment on se retrouve à jouer la farce de la jolie famille unie, encore et toujours... Voilà comment je me retrouve sur le pas de la porte, préparé au pire.
Il fait froid et je n'ai pas d'écharpe.
La porte s'ouvre alors que je me demande combien de doigts je vais perdre dans cette histoire.
Ma mère apparaît sur le seuil. Elle me sourit et me saute au cou comme une gamine. Exactement ce à quoi je m'attendais... Et la voilà qui s'exclame:
« C'est toi? Mais entre...! » en traînant sur chaque syllabe.
Je déteste ça. Pourquoi faire semblant que tout va bien et qu'il n'y a aucun problème?
Dix ans qu'elle ne s'est pas posé la moindre question sur ma vie ou pris de mes nouvelles et on se retrouve comme si on s'était quittés la veille. C'est ridicule.

Elle m'entraîne par la main dans le couloir et pénètre dans le salon.
Pour moi, c'est le choc: comme si j'étais revenu dix ans en arrière, ce fameux soir de Noël!
Les décorations sont bien un peu défraîchies, comme ma mère, mais pour le reste, tout est identique.
On dirait que le temps s'est figé...
C'est alors que je remarque le verre qu'elle vient de prendre et la bouteille sur la table. Machinalement je regarde la pendule: il n'est que dix-sept heures, un peu tôt pour le bourbon à mon goût.

Tout n'est donc pas resté comme « avant »
Ne sachant pas quoi lui dire puisqu'elle me joue la comédie du bonheur, je reste silencieux.
Le silence a toujours été ma meilleur arme, de toute manière.
Personne ne sait ce que pense quelqu'un qui reste silencieux, chacun s'imagine que je ne dis rien pour ne pas les blâmer, et quelques instants suffisent à ce que mon interlocuteur se lance dans une tentative maladroite de justifier à mes yeux ce qu'il se reproche en son fort intérieur.
Alors que moi, la plupart du temps, je ne dis rien parce que je n'en pense rien.
Parfois je m'en fiche. Parfois tout simplement je n'ai rien a répondre.
« Si tu ne dis rien du tout, tu n'aurais pas pu mieux dire » a toujours été ma devise.
Aujourd'hui pourtant, si je ne dis rien c'est parce que j'attends.
J'attends de voir si elle va évoquer le sujet. A-t-elle réfléchi à ce qui s'est passé ce soir de Noël 2001?
Si oui, pourquoi avoir attendu aussi longtemps? Si non, pourquoi me rappeler aujourd'hui? Qui attend dix ans pour recoller les morceaux?
Ça me rappelle le jour ou Laeticia m'a quitté. Je n'ai pas dit un mot, je ne me suis pas mis en colère. Alors elle a tout déballé, avoué qu’en effet elle avait rencontré quelqu'un d'autre, expliqué que mon silence à ce sujet était comme un mur sur lequel ses tentatives de communiquer venaient se briser... Tu parles... Je n'étais même pas au courant...
Ce soir, c'est au tour de ma mère de se mettre à table. Moi j'attends.
Elle va sans doute chercher à justifier son attitude à mon égard, rejouer la scène de cet autre Noël avec explications de texte ajoutées.
J'ai tout mon temps.
C'est alors qu'on sonne à la porte. Ma mère tressaille et trottine sur ses talons hauts pour aller ouvrir, probablement soulagée de cette interruption.
J'entends des cris de joie et des piaillements de gamins. La poisse, voilà mon idiote de sœur avec sa marmaille!
Je plaque un sourire forcé sur mon visage quand je reçois Odessa dans les jambes. Je savais bien que c'était un piège...!
Quand ma mère et ma sœur arrivent à leur tour au salon, je m'efforce d'adopter un air ravi tandis que Salvador braille joyeusement et qu'on ne s'entend plus.
C'est aussi bien, ça m'évite de chercher une entrée en matière.
Incroyable que personne n'ait sorti un bouquin « La bonne phrase en toute circonstance » qui recenserait les formules de politesse et les sujets à aborder ou pas avec les gens qu'on est obligés de voir... Je tiens peut-être un concept!
Ou pas, en même temps, Marion n'a jamais eu ce problème, mais Marion n'a jamais eu aucun problème dans sa vie, elle a toujours trouvé quelqu'un pour dépatouiller les problèmes à sa place, maman, moi et surtout son politicien de mari.
Je m'étonne que cet imbécile ne soit pas la, il n'a pas eu peur qu'elle se casse un ongle s'il la laissait conduire?
« Bonsoir Nathan » me dit-elle, comme si nous nous étions quittés trois jours auparavant.
L'idée me vient de lui cracher au visage, juste pour effacer son sourire d'opérette.
Elle serait joliment surprise, n’est-ce pas?
Au lieu de ça, je souris un peu plus. Je ne file de coups de pied à personne bien que l'idée soit vraiment tentante. Je réponds poliment mais de manière courte à toutes les tentatives d'amorcer la conversation. J'ai envie de mordre: elles ont un sacré culot de faire comme si je les intéressais d'un seul coup!
L'heure tourne et nous nous mettons à table, ce qui m'arrange puisque je meurs de faim.
Le repas se passe sans accrocs: au moins j'aurais bien mangé, toujours ça de pris.
Je bois avec modération, aucune envie de devenir plus amical que nécessaire sous l'emprise de l'alcool.
Vers dix heures on envoie enfin mes « charmants »  neveux se coucher pour être frais et dispos pour ouvrir leurs cadeaux demain matin. J'en profite pour arguer d'une grande fatigue et demander à aller dormir également.
Ma mère a préparé mon ancienne chambre, quelle délicate attention, ma parole!
Là non plus rien n'a changé, je retrouve ma chambre d'adolescent comme je l'ai laissée. J'ouvre quelques tiroirs et me reprends juste à temps avant de vraiment m'attendrir. Il ne manquerait plus que ça!
Je me couche donc sans plus d'investigations et ne tarde pas à m'endormir, d'un sommeil agité où je guette les moindres bruits, comme toujours. Et comme toujours, je suis réveillé vers une heure du matin, tellement habitué aux ivrognes qui sortent du bar que le réflexe aurait fait la joie de ce cher Pavlof.
Tandis que je m'efforce de me rendormir, l'illumination me vient enfin! Je me lève et descends, tentant de pas faire craquer les marches. Tout est calme et je me rends au salon sur la pointe des pieds. M'approchant du sapin, j'attrape une des boules qui le décorent.
Comme c'est beau!
Luisante et rouge, la sphère richement décorée reflète la lueur de la veilleuse de la télévision. Je serre la main brusquement et le craquement qui s'ensuit me semble avoir ébranlé les murs.
Le poing serré sur les éclats de verre, j'écoute.
Rien ne bouge.
Laissant tomber les morceaux au sol, j'attrape une seconde boule et lui fait subir le même sort. Puis une autre, une autre et une autre, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus.
Dans une frénésie de destruction je prends cette fois les guirlandes les unes après les autres, arrachant les petits poils brillants par poignées.
Je me sens soulagé mais ce n'est pas suffisant. Il faut que je trouve autre chose!
Quelque chose de vraiment impardonnable! Je cherche mais rien ne vient.
A moins que... Mais oui! Comme touche finale, je vais pisser dans le sapin!
Je suis en pleine action, riant sous cape, quand la lumière s'allume. Il me faut un moment pour réaliser. Finalement, ça m'arrange. Ça m'évite d'attendre demain. Je finis donc tranquillement puis me reboutonne avant de me retourner. Qui vais-je trouver là? Ma sœur? Ma mère? Flûte! Elles sont là toutes les deux!
Toujours sous l'emprise de la joie mauvaise que mes méfaits ont produite chez moi, je les regarde d'un air moqueur: « Alors, vous dormez pas non plus? »
Ma mère est toute pâle et je crois qu'elle va s'évanouir. C'est alors que Marion me surprend vraiment. Elle la fait asseoir dans un fauteuil puis s'en va, pour revenir avec une pelle et un balai. Sans un mot, elle ramasse les éclats et les paillettes et les porte à la poubelle.
Ensuite elle revient avec la trousse de secours et, avant que j'ai pu faire un geste, commence à nettoyer mes coupures, enlever les morceaux de verre qui y sont fichés et finalement enrubanner mes mains de pansements.
Tout ça sans un mot, dans un silence de mort que seuls troublent les reniflements de ma mère qui sanglote sur le canapé.
Je suis abasourdi. Je ne savais pas que ma soeur savait faire autre chose qu'une manucure de ses dix doigts.  et si je ne savais pas trop à quoi m'attendre, les pleurs ou les cris, me jeter dehors ou tenter de comprendre, en tout cas je n'avais pas envisage le silence. Est-ce qu'elle n'a pas de reproche a me faire? Après tout je viens de pourrir le Noël de ses gosses!
La suite est encore plus surréaliste: elle m'entraîne par le bras jusqu'à ma chambre et me désigne le lit du doigt. Suis-je puni comme un enfant? Hésitant, je lui jette un regard à la dérobée.
Elle a les yeux fixés sur le lit. Alors j'obtempère et me glisse dans les draps. Elle sort en éteignant la lumière et referme la porte derrière elle. Je l'entends redescendre.
Bien que j'écoute de toutes mes forces, je ne sais pas ce qu'elle fait. Je n'ose pas redescendre après avoir été mis au lit de la sorte. Je finis donc par me rendormir.
Le lendemain je suis réveillé par des piaillements: sûrement Odessa et Salvador qui découvrent la mystérieuse disparition des guirlandes. Je me lève et descends pour voir l'ampleur du désastre.
La scène me coupe le souffle: le salon a été entièrement redécoré, même les cadres ont leur guirlande, comme si j'avais rêvé cette nuit! Les deux petits se jettent dans mes bras en piaillant des remerciements que je ne comprends pas.
Je nage en plein délire!
Heureusement ils sont envoyés jouer dans leur chambre avec leurs nouveaux cadeaux et nous voilà tous les trois seuls, entre adultes.
La colère me prend soudain et me voilà hurlant que c'est comme toujours, on fait comme s'il ne s'était rien passé, comme si tout allait bien, alors que rien ne va mais apparemment il est plus simple de l'ignorer.
Je déteste ces faux-semblants, je déteste ces nons-dits, je déteste cette famille!
Marion s'assoit, aux bords des larmes.
Est-ce que j'ai parlé à voix haute?
C'est notre mère qui prend la parole, demandant soudain ce que j'ai et pourquoi je suis parti.
J’en reste sans voix.
Comme si elle l'ignorait!
« Comme si tu ne savais pas ce qui s'est passé il y a dix ans » lâche soudain ma sœur.
Je ne comprends plus rien. Je m'assois à mon tour.
Marion est lancée. Parle de ce que notre père nous a fait.
Nous? Elle aussi?
Je croyais que j'étais le seul à prendre des trempes!
Je n'ai rien dit, jamais répliqué pour qu'il n'aille pas s'en prendre à elle!
Tout ça pour rien... L’apocalypse se produit dans ma tête.
Alors maman s'approche et nous prend tous les deux dans ses bras. En pleurant. S'excusant de n'avoir rien vu. Avouant qu'elle aussi dérouillait et croyait qu'elle était la seule, qu'elle ne disait rien pour nous protéger. Nous voilà tous les trois en larmes.
Il a bien joué son coup, ce monstre...

Prenant mon courage à deux mains, je pose la question qui me brûle les lèvres depuis que je suis là:
« Pourquoi vous m'avez recontacté maintenant? Après tout ce temps? »
C'est Marion qui laisse tomber la bombe:
« Mais on t'a cherché, Nathan! On a écrit! On a appelé tous tes amis! Tu avais disparu! Et puis je t'ai vu dans ce reportage... A la télé... Maman ne voulait pas croire que c'était toi. Elle disait que si tu en avais été à dormir dans un foyer tu nous aurais demandé de l'aide... Mais je savais que c'était toi! Je savais que tu aurais préféré mourir que de revenir nous demander quoi que ce soit après avoir claqué la porte »
Je ne savais pas qu'elles savaient. J'ai passé sous silence toute allusion à ma situation matérielle. J’ai galéré trois jours en stop pour venir ici plutôt que d'avouer que je n'avais pas les moyens de prendre le train.
J'ai toujours détesté les effusions. Pourtant cette fois, je les serre dans mes bras en pleurant comme un bébé. C'est pour ça qu'elles ne m'ont rien demandé et qu'elles faisaient comme s'il ne s'était rien passé: pour ne pas me forcer à parler. Le silence nous a tous fait du mal dans cette histoire, mais je suis content qu'elles m'ait fait venir.
Il n'est peut-être pas trop tard...
L'émotion un peu passée, je demande finalement:
« Vous croyez qu'on peut redevenir une vraie famille? »
Avant qu'elles aient pu me répondre, les enfants entrent en braillant et se jettent sur nous pour participer au câlin.
Finalement, la magie de Noël opère même pour ceux qui souffrent. Peut-être surtout pour ceux-là.

lundi 28 novembre 2011

Et pan! Dans tes dents!

Vous connaissez le concept du “Et pan! Dans tes dents!”?

En étant un peu littéraire, je dirais qu’une déconvenue subite m’a coupé le souffle.
En étant un peu poète, je pourrais écrire que c’est l’instant où le papillon de mes croyances a été rattrapé par le rouleau compresseur de la réalité.
En étant un peu chanteuse, je braillerais sur tous les tons, sur toutes les notes, cassant vos oreilles autant que mon coeur en morceau (et ma voix, toujours casser la voix).
En étant un peu féline, je miaulerais “Comment vais-je manger mes croquettes désormais?”
En étant un peu film américain, je mettrais une musique triste et je pleurerais désespérément, jetée de tout mon long sur mon lit.
En étant un peu rêveuse, je songerais à un monde meilleur où personne n’aurait de dents pour éviter de les perdre bêtement.
En étant un peu déterministe et défaitiste, je me résignerais au fait que c’était écrit.
En étant un peu maraboutée je concoterais une potion garantie pour effacer mes soucis.
En étant un peu clichée, je me rappellerais que ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts, et autres phrases “consolantes” qui ne sèchent les larmes de personne.
En étant un peu colère, je promettrais de me venger.

En étant un peu honnête, j’avouerais que ça fait mal.

dimanche 25 septembre 2011

Théâtre

Je vais bientôt faire mon entrée en scène, il ne s’agit pas de la rater.
La pièce se passe dans un lycée, je suis l’héroïne et je suis en retard. Le professeur est un homme sympathique, il a la trentaine et toujours une blague à la bouche. Il ne fera pas de difficultés, ce n’est pas lui qui m’inquiète.
Esméralda est complètement déprimée et cela doit se voir.
A l’acte précédent, ses parents sont morts dans un accident de voiture. L’auteur a tenu à les tuer tous les deux, finalement, il dit que ça rendra l’histoire plus tragique et renforcera son courage : Esméralda est orpheline mais elle sait se prendre en charge et se débrouille.
C’est pour cela qu’elle est en retard : même pour une héroïne il a été impossible de dormir, jusqu’au petit matin.
Je me suis maquillée (je ne laisse le soin à personne de le faire) avec beaucoup de blanc et de noir, ce qui fait que je suis toute pâle, les yeux cernés, on voit qu’elle a été frappée par le malheur et qu’elle a dû beaucoup pleurer. Cependant je marche droite, sans trembler, je suis forte et je tiendrai la route. Ça doit forcer le respect et l’admiration, c’est normal après tout, je suis l’héroïne.

J’entends le professeur sur la scène qui fait cours, j’entrerai quand il dira : « Qui est volontaire pour passer au tableau ? ». J’écoute attentivement, mais je ne comprends pas ce qui est dit, les spectateurs font du bruit, sans doute ils me réclament. Tant pis pour l’entrée programmée, je toque et j’entre.
C’est une entre réussie quand même.
Toute la salle a fait silence et tous les regards sont tournés vers moi.
Ma robe noire accentue fortement ma pâleur et je leur apparais sans doute fantomatique.
Leur belle héroïne qui riait tout à l’heure et faisait tourner tous les acteurs de la pièce autour d’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Le professeur me regarde aller m’asseoir à ma place après avoir prononcé « Je vous prie de m’excuser » du bout des lèvres.
Le cours ne reprend pas instantanément, bien sûr je suis de nouveau le point de mire de tous les regards. C’est normal, je suis l’héroïne.
Pour cette scène je n’ai plus rien à faire jusqu’à la fin, où je prendrai précipitamment mes affaires pour me sauver sans devoir parler à personne. Dans l’affolement, je ferai tout tomber et c’est Gary qui les ramassera avec moi.
Gary est le héros. Il est blond aux yeux bleus, toujours habillé de manière très classe. Le bruit court dans la classe que c’est un fils à papa, mais ce sont les garçons qui disent du mal de lui, toutes les filles en sont folles. Bien entendu il est amoureux d’Esméralda : le héros et l’héroïne, couple obligé.
Une sonnerie retentit dans les coulisses. Esméralda se lève brutalement et renverse son sac par terre comme je l’ai répété mille fois. Tout se passe à merveille. Elle regarde effarée le tas à ses pieds et commence à ramasser. Gary se baisse et l’aide à tout remettre dans son sac.
Leurs regards se croisent et il est subjugué. Il est peut-être le héros, mais la pièce a été écrite pour elle…
Il l’accompagne à la porte sans un mot.
Le rideau tombe, et les décorateurs s’occupent de modifier la scène.

Reprise.
Nous entrons chez Esméralda. Il n’a pas dit un mot de tout le trajet, c’est pourquoi j’entame la conversation en posant mon sac sur le canapé :
- Si t’as rien à me dire, pourquoi tu as voulu m’accompagner ?
J’aime bien cette phrase, tout le monde doit sentir qu’elle est à bout, qu’elle craque et qu’il lui faudrait une épaule pour s’appuyer et se reposer, mais elle n’a plus personne. Pourtant elle reste debout. Esméralda est une fille forte et fière qui ne flanche jamais. Maintenant c’est à lui.
- Je ne sais pas quoi te dire, mais je vois bien que tu ne vas pas bien. Je voudrais t’aider mais je ne sais pas comment m’y prendre. Tu es fière et je ne voudrais pas te blesser en te proposant de l’aide.
C’est ma pièce mais il me fallait un homme à la hauteur quand même, ils n’allaient pas refiler un personnage de carton à Esméralda, elle l’aurait brûlé rien qu’en le touchant.
C’est le moment de mon grand monologue, presque comme ce que dit l’Antigone de Jean Anouilh à son homme, Hémon : elle était venue le voir parce qu’elle ne pourra pas être sa femme et il n’a pas le droit de lui demander quoi que ce soit, il a promis de ne pas poser de question.
Esméralda explique à Gary que c’est gentil de se faire du souci pour elle mais qu’elle apporte trop de malheur autour d’elle pour accepter de l’aide de quelqu'un, parce qu’ils vont devenir amis s’il s’intéresse à elle et qu’elle ne voudrait pas lui faire de mal.
Gary se révolte, il affirme le contraire, elle est faite pour la joie, d’ailleurs comment pourrait-elle lui faire du mal…
Je le ramène vers la porte, je le fais sortir, je lui donne un baiser et je dis « adieu » juste avant de refermer.
Il tambourine à la porte, il pleure comme un enfant, c’est normal, je suis irremplaçable.
Mais elle porte le poids de trop de choses, la vie est devenue trop difficile, et comme elle est trop fière pour demander de l’aide, ce soir elle va mourir.
Bien sûr d’abord je dois expliquer au spectateur encore plus que ce que j’ai dit à Gary, je dois expliquer le fond du geste, décrire la douleur inégalable ressentie depuis toujours, qui n’a pas commencé avec la mort, qui s’est plutôt achevée avec elle. Maintenant ce sont les morts auxquels je suis le plus attachée, je dois les rejoindre, je les aime trop pour continuer sans eux.
Je veux mourir jeune car j'ai peur de vieillir et de décrépir.
Une foule de raison, mais surtout un mal de vivre profond.
Enfin j’explique tout ceci en écrivant et en lisant à voix haute ma lettre de suicide.
Le public est renseigné et je n’ai plus qu’à préparer une corde que j’attache solidement au plafonnier, j’y passe mon cou et après un sourire à mon cher public, je balance la chaise.
Rideau.

Il n’y eut pas d’applaudissements pendant plusieurs minutes.
Le seul bruit qui troubla le silence fut celui des pompiers défonçant la porte de l’appartement.
Trop tard.

jeudi 15 septembre 2011

Couleurs

Les couleurs dansent autour de moi.
Elles font la ronde, elles tourbillonnent et m’entraînent, à toute vitesse et de plus en plus vite…
Plus aucun son n’arrive à mes oreilles.
J'ai encore du m’endormir et rêver que je pouvais voir.
Le silence noir.

Je dois être seule dans la pièce car je n’entends absolument rien, même la poussière tombe en silence maintenant.
Je pense vraiment que c’est le noir.
On m’a lu un livre où il était question de théorie des couleurs : c’est leur longueur d’onde qui fait qu’elles sont perçues par l’oeil de telle ou telle manière.
C’est étrange de parler de longueur, et je ne comprends pas très bien ce qu’est une onde. Il parait que c’est comme les ronds que fait l’eau quand on jette un caillou dedans. Peut-être. Mais moi de l’onde et du caillou je n’ai que le « plouf » et ce n’est pas avec ce bruit que j’arrive à me faire une idée de ce que je devrais voir.
Voir.

Un frisson vert me parcourt l’échine.
J’ai froid. Le froid aussi doit être vert puisqu’on le classe toujours dans les couleurs « froides ».
Pourquoi ai-je froid comme ça ?
Je me décide à parcourir le sol du bout des doigts.
Effectivement c’est ce qu’on appelle du carrelage, et c’est froid.
C’est le même sous tout mon corps, ce qui me permet de supposer que je suis allongée par terre. Je me demande bien pourquoi.
Comme le vert me reprend, plus marqué que la première fois, je décide de me relever. Je tâte d’abord l’air pour vérifier qu’aucun obstacle caché ne va se jeter à ma tête quand je me relèverai.
C’est agréable de se relever, le bruissement du tissu me confirme que mes oreilles sont en parfait état.
Il ne manquerait plus que ça, perdre mes oreilles! Sauf si, en échange, je pouvais voir...

« Où suis-je ? » est la grande question du jour, celle que je n’arrête pas de me poser.
Je me mets à quatre pattes et commence à ramper droit devant moi, précautionneusement. Je voudrais éviter de m’assommer.
Je sens les jointures entre les carreaux et je les compte en avançant.
Je sens petit à petit un léger souffle d’air chaud sur mon visage.
Je tends les mains en avant et rencontre effectivement une poignée.
Mes doigts parcourent le métal et j'en devine les reflets comme si la lumière avait une quelconque réalité pour moi ou mes yeux morts.
Porte ou fenêtre ? C’est étrange car elle n’est pas dans le sens habituel. Mon frère a sans doute encore inventé un autre gadget pour moins se fatiguer qui rend mes voyages dans la maison de vrais parcours du combattant.
Si vous croyez que c’est simple, quand on doit toucher pour comprendre, de s’habituer à une maison en changement perpétuel ! Surtout que la plupart du temps, ses inventions ont des mécanismes compliqués et les informations que je récolte au toucher m’embrouillent encore plus sur le fonctionnement de l’engin…
J’ouvre pour savoir quel sorte d'ouverture se trouve devant moi.
Encore plus étrange qu’auparavant ! La taille correspond bien à une fenêtre, mais elle pivote vers moi, vers le bas, et non sur le côté.
Mon frère a décidément des idées bien étranges sur le fonctionnement des objets quotidiens.
Enfin ce n’est rien à côté du jour où il a bricolé un siège éjectable sur la voiture de maman, « En cas d’accident, tu es sortie illico de la voiture, pas de soucis, pas besoin d’attendre les pompiers ». On dit toujours une colère noire, j'ai trouvé celle de maman plutôt rouge, ce jour-là. « Espèce d’imbécile, et je suis éjectée, comme ça je m’assomme au mieux ou je me brise quelque chose, en retombant ! » Penaud, il a démonté le mécanisme…
Bien vu, l'artiste!

Une fois la fenêtre ouverte, je sens une odeur étrange. Ça sent bon, mais ce n’est pas une fenêtre que je cherche, c’est une porte.
Elle devrait se trouver de l’autre côté de la pièce.
Je ne la trouve pas.
Je fais le tour de la pièce en longeant les murs, mais je reviens à la fenêtre.
Je passe la tête par la fenêtre, qui me semble bien étroite. Elle s’ouvre sans doute en deux morceaux, maintenant, un vers le haut, un vers le bas, mais comme je n’ai jamais été que le moinillon de la maison, ce détail est sans importance.
Je respire l’air à pleins poumons et j’en reste grisée.
Depuis combien de temps suis-je donc enfermée pour qu’un peu d’air me fasse cet effet-là… ?
Je m’adosse au mur devant la fenêtre et me laisse aller à des visions violettes.
Je vois.

Je vois des petites flammes bleues comme un soupir danser devant moi sans s’arrêter, et dans leurs rondes folles, elles m’envolent avec elles dans des éclats de rire orangés.
Doucement, elles s’élèvent de plus en plus haut, et je ne peux pas les suivre. Je les appelle, mais bientôt il ne reste que le silence blanc de mon univers vide qui peut à peu se teinte de jaune.
Le jaune de l'envie, la jalousie de tous ceux qui peuvent voir les vraies couleurs et les vraies flammes, le relief et les ombres, enfin les gens normaux, ceux qui ne sont pas réduits à voir avec les mains et avec les oreilles…
La voix de ma mère me tire de ma rêverie, je l’entends m’appeler, puis j’entends le déclic de l’interrupteur, et une intense chaleur m’envahit, si forte qu’elle devient douleur, je crois que je fonds.
Je ne fais plus qu'un avec le mur, je suis lui, il est moi, puis je sombre dans le néant.


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Une explosion de gaz survenue mercredi dans un immeuble de Levallois-Perret a fait un mort et un blessé grave. La victime, une adolescente de 16 ans, tuée dans l'explosion, n’avait laissé aucun message faisant état de ses intentions.