dimanche 25 septembre 2011

Théâtre

Je vais bientôt faire mon entrée en scène, il ne s’agit pas de la rater.
La pièce se passe dans un lycée, je suis l’héroïne et je suis en retard. Le professeur est un homme sympathique, il a la trentaine et toujours une blague à la bouche. Il ne fera pas de difficultés, ce n’est pas lui qui m’inquiète.
Esméralda est complètement déprimée et cela doit se voir.
A l’acte précédent, ses parents sont morts dans un accident de voiture. L’auteur a tenu à les tuer tous les deux, finalement, il dit que ça rendra l’histoire plus tragique et renforcera son courage : Esméralda est orpheline mais elle sait se prendre en charge et se débrouille.
C’est pour cela qu’elle est en retard : même pour une héroïne il a été impossible de dormir, jusqu’au petit matin.
Je me suis maquillée (je ne laisse le soin à personne de le faire) avec beaucoup de blanc et de noir, ce qui fait que je suis toute pâle, les yeux cernés, on voit qu’elle a été frappée par le malheur et qu’elle a dû beaucoup pleurer. Cependant je marche droite, sans trembler, je suis forte et je tiendrai la route. Ça doit forcer le respect et l’admiration, c’est normal après tout, je suis l’héroïne.

J’entends le professeur sur la scène qui fait cours, j’entrerai quand il dira : « Qui est volontaire pour passer au tableau ? ». J’écoute attentivement, mais je ne comprends pas ce qui est dit, les spectateurs font du bruit, sans doute ils me réclament. Tant pis pour l’entrée programmée, je toque et j’entre.
C’est une entre réussie quand même.
Toute la salle a fait silence et tous les regards sont tournés vers moi.
Ma robe noire accentue fortement ma pâleur et je leur apparais sans doute fantomatique.
Leur belle héroïne qui riait tout à l’heure et faisait tourner tous les acteurs de la pièce autour d’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Le professeur me regarde aller m’asseoir à ma place après avoir prononcé « Je vous prie de m’excuser » du bout des lèvres.
Le cours ne reprend pas instantanément, bien sûr je suis de nouveau le point de mire de tous les regards. C’est normal, je suis l’héroïne.
Pour cette scène je n’ai plus rien à faire jusqu’à la fin, où je prendrai précipitamment mes affaires pour me sauver sans devoir parler à personne. Dans l’affolement, je ferai tout tomber et c’est Gary qui les ramassera avec moi.
Gary est le héros. Il est blond aux yeux bleus, toujours habillé de manière très classe. Le bruit court dans la classe que c’est un fils à papa, mais ce sont les garçons qui disent du mal de lui, toutes les filles en sont folles. Bien entendu il est amoureux d’Esméralda : le héros et l’héroïne, couple obligé.
Une sonnerie retentit dans les coulisses. Esméralda se lève brutalement et renverse son sac par terre comme je l’ai répété mille fois. Tout se passe à merveille. Elle regarde effarée le tas à ses pieds et commence à ramasser. Gary se baisse et l’aide à tout remettre dans son sac.
Leurs regards se croisent et il est subjugué. Il est peut-être le héros, mais la pièce a été écrite pour elle…
Il l’accompagne à la porte sans un mot.
Le rideau tombe, et les décorateurs s’occupent de modifier la scène.

Reprise.
Nous entrons chez Esméralda. Il n’a pas dit un mot de tout le trajet, c’est pourquoi j’entame la conversation en posant mon sac sur le canapé :
- Si t’as rien à me dire, pourquoi tu as voulu m’accompagner ?
J’aime bien cette phrase, tout le monde doit sentir qu’elle est à bout, qu’elle craque et qu’il lui faudrait une épaule pour s’appuyer et se reposer, mais elle n’a plus personne. Pourtant elle reste debout. Esméralda est une fille forte et fière qui ne flanche jamais. Maintenant c’est à lui.
- Je ne sais pas quoi te dire, mais je vois bien que tu ne vas pas bien. Je voudrais t’aider mais je ne sais pas comment m’y prendre. Tu es fière et je ne voudrais pas te blesser en te proposant de l’aide.
C’est ma pièce mais il me fallait un homme à la hauteur quand même, ils n’allaient pas refiler un personnage de carton à Esméralda, elle l’aurait brûlé rien qu’en le touchant.
C’est le moment de mon grand monologue, presque comme ce que dit l’Antigone de Jean Anouilh à son homme, Hémon : elle était venue le voir parce qu’elle ne pourra pas être sa femme et il n’a pas le droit de lui demander quoi que ce soit, il a promis de ne pas poser de question.
Esméralda explique à Gary que c’est gentil de se faire du souci pour elle mais qu’elle apporte trop de malheur autour d’elle pour accepter de l’aide de quelqu'un, parce qu’ils vont devenir amis s’il s’intéresse à elle et qu’elle ne voudrait pas lui faire de mal.
Gary se révolte, il affirme le contraire, elle est faite pour la joie, d’ailleurs comment pourrait-elle lui faire du mal…
Je le ramène vers la porte, je le fais sortir, je lui donne un baiser et je dis « adieu » juste avant de refermer.
Il tambourine à la porte, il pleure comme un enfant, c’est normal, je suis irremplaçable.
Mais elle porte le poids de trop de choses, la vie est devenue trop difficile, et comme elle est trop fière pour demander de l’aide, ce soir elle va mourir.
Bien sûr d’abord je dois expliquer au spectateur encore plus que ce que j’ai dit à Gary, je dois expliquer le fond du geste, décrire la douleur inégalable ressentie depuis toujours, qui n’a pas commencé avec la mort, qui s’est plutôt achevée avec elle. Maintenant ce sont les morts auxquels je suis le plus attachée, je dois les rejoindre, je les aime trop pour continuer sans eux.
Je veux mourir jeune car j'ai peur de vieillir et de décrépir.
Une foule de raison, mais surtout un mal de vivre profond.
Enfin j’explique tout ceci en écrivant et en lisant à voix haute ma lettre de suicide.
Le public est renseigné et je n’ai plus qu’à préparer une corde que j’attache solidement au plafonnier, j’y passe mon cou et après un sourire à mon cher public, je balance la chaise.
Rideau.

Il n’y eut pas d’applaudissements pendant plusieurs minutes.
Le seul bruit qui troubla le silence fut celui des pompiers défonçant la porte de l’appartement.
Trop tard.

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